Articuler son travail et sa foi, comment les salariés réagissent-ils aux oppositions de leur hiérarchie ?

Articuler son travail et sa foi, comment les salariés réagissent-ils aux oppositions de leur hiérarchie

Il y a 10 ans arrivait sur l’agenda de la Chambre sociale de la Cour de cassation l’affaire Baby-Loup, devenue depuis emblématique de la question du fait religieux au travail. Une salariée de cette crèche associative privée pouvait-elle être licenciée pour faute grave car elle n’avait pas respecté le règlement intérieur en portant un signe religieux ostentatoire et pour son comportement ? Oui, finira par décider la Cour après plusieurs aller-retour : son employeur pouvait apporter des restrictions à la liberté de manifester ses convictions religieuses car elles se justifiaient "par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché" et n’étaient pas "générales et imprécises".

Depuis le début des années 2010, les questions liées à la religion au travail portées dans l’actualité ont fait l’objet d’un intérêt croissant de la part des chercheurs, des entreprises, des médias et même des politiques.

Deux entreprises sur trois se disent concernées avec des réalités bien différentes d’une organisation à l’autre : la présence de la religion au travail est parfois invisible, parfois fluide et parfois conflictuelle. Elles sont de plus en plus à se doter d’outils et de dispositifs de gestion pour promouvoir la neutralité religieuse ou, à l’inverse, faire de la pratique religieuse des salariés un vecteur d’inclusion.

Passée la jurisprudence Baby-Loup, la loi travail de 2016 a construit la base d’un cadre juridique que les juges sont venus préciser, arrêt après arrêt. De leur côté, les travaux de recherche ont commencé par définir et décrire avant de mesurer. Ils se sont penchés sur l’impact des faits et comportements religieux sur l’organisation du travail et les relations professionnelles ainsi que sur les problématiques managériales qui en résultent. Les universitaires ont ainsi répondu aux premières demandes des gouvernants politiques et entrepreneuriaux : connaître et comprendre ce phénomène de la religion au travail puis en cerner les enjeux et les conditions de prise en charge.

Jusqu’à présent, une dimension est restée peu éclairée, celle du point de vue du salarié pratiquant : comment appréhende-t-il l’articulation entre travail et foi ? Dans une recherche récente, nous avons étudié les réactions des croyants lorsque tout ne se passe pas comme ils l’avaient imaginé, contrariés ou bloqués par l’entreprise et son management : que se passe-t-il quand est refusée sa manière de concilier les deux ?

Révélations risquées

Révéler, intentionnellement ou non, ses croyances et pratiques religieuses au travail peut se faire de différentes manières. Ce peut être par un signe, un bijou ou un vêtement, à l’occasion d’une discussion avec des collègues, ou à travers une demande, par exemple, de pouvoir adapter son emploi du temps. Cela peut se produire de manière plus active, en affirmant une position au nom d’un principe religieux, comme un refus de réaliser une tâche ou de travailler avec une femme ou une personne d’une autre religion.

Quelle que soit la manière et quelle que soit la religion, révéler ses croyances et pratiques religieuses au travail expose à un risque de stigmatisation par ses collègues et de jugement par sa hiérarchie. C’est prendre le risque de modifier le regard des autres et de s’exposer à des sanctions diffuses telles que des rires, des sarcasmes ou des mises à l’écart.

Dans le même sens, en affirmant sa religiosité au travail, l’individu montre également la manière dont il articule (ou souhaite articuler) ses pratiques religieuses et professionnelles. Il la soumet au jugement de son manager. Ce dernier peut alors remettre en cause la projection de son subalterne dans son travail en tant que pratiquant.

Tout cela reste difficile à anticiper pour le salarié. Les enquêtes de terrain ont en effet montré que la gestion du fait religieux s’avère souvent hétérogène et pas toujours cohérente. Il reste bien souvent difficile de savoir ce qu’il est possible ou non de faire et il en résulte des réactions et décisions potentiellement mal comprises ou mal acceptées. Lorsqu’est remise en question la manière dont ils avaient envisagé la place de leur religiosité au travail, les salariés pratiquants que nous avons observés et interrogés adoptent trois types de réactions.

Invisibilisation, confrontation et départ

Un premier groupe se réfugie dans l’invisibilisation des croyances au travail. Des salariés abandonnent toute pratique ou la réduisent au minimum à des moments et dans des endroits qui la rendent discrète, dans des moments de pause ou de déplacement par exemple. Une ouvrière catholique d’une entreprise industrielle nous explique ainsi :

"J’ai eu des remarques du chef alors je fais attention. Avant je ne pratiquais déjà pas au milieu de l’atelier : je faisais une petite prière dans les vestiaires et avant de manger avec un signe de croix. Maintenant si je le fais c’est vraiment discret, quand je suis seule, à la pause, hop une petite prière dans ma tête, sans signe, et voilà."

Comprendre l’action managériale et de ses caractères fonctionnels, justes et équitables semble déterminant pour une acceptation par le salarié, même si elle peut toujours s’accompagner de résignation et de frustration. Une employée musulmane d’une agence commerciale explique ainsi sa réaction quand son manager, Valentin, lui a demandé de retirer son voile devant les clients :

"Je comprends qu’il y a des clients que ça gêne, disons que je l’accepte. Je savais qu’on pouvait me le demander, même si je me sentirais mieux avec. Je l’enlève en arrivant et je le remets en partant. Je ne veux pas faire de vague : je ne veux pas créer de problème ni pour Valentin, ni pour l’équipe, ni pour moi."

À l’opposé, d’autres salariés refuseront l’action managériale et maintiendront leur pratique religieuse, quand bien même il faut aller à la confrontation avec la hiérarchie. Cohabite ici l’incompréhension de l’action managériale et de ses dimensions éthiques, justes et fonctionnelles avec une remise en cause de la légitimité du management et de l’entreprise à contraindre la pratique religieuse.

"Je ne suis pas d’accord. Il n’y a aucune raison valable pour que j’enlève mon voile. La seule raison, c’est que ça ne plaît pas à ma supérieure. Elle est contre parce qu’elle est soi-disant féministe. Ça n’a rien à voir avec le travail. Elle peut essayer de me licencier si elle veut, je ne l’enlèverai pas, pas sans vraies raisons en tout cas", s’emporte une salariée musulmane d’un service fonctionnel d’une entreprise de logistique.

"C’est ma religion avant l’entreprise", nous a aussi confié un ouvrier chrétien évangélique dans une entreprise de BTP.

Les personnes relevant du dernier groupe en viendront, elles, à quitter l’entreprise. Au cours des entretiens réalisés, nous en avons repéré quatre modalités, qui peuvent éventuellement être mises en œuvre conjointement : se mettre à son compte ; rechercher un nouvel emploi dans des entreprises ouvertes à la pratique religieuse, souvent repérées par les communautés de pratiquants qui les répertorient sur les réseaux sociaux ; partir à l’étranger vers des pays et des zones géographiques sensées être plus ouverts à la religion au travail comme les pays du Golfe, le Royaume-Uni, le Canada ou les États-Unis ; augmenter son employabilité de manière à compenser le handicap que représente la visibilité de la pratique religieuse.

Au salarié de proposer ?

Tout cela semble dépendre de trois éléments : l’attachement à la pratique religieuse, un ressenti de lassitude face à ce qui est perçu comme des pratiques et des comportements managériaux stigmatisants et discriminatoires et la volonté de trouver un contexte professionnel sans tensions liées à la pratique religieuse.

Lorsque les salariés pratiquants perçoivent une tension entre leur pratique religieuse et leur rôle professionnel, nous avons par ailleurs observé qu’ils mobilisent rarement les ressources de l’entreprise pour trouver des solutions. Ils ont très peu souvent recours à des discussions avec l’encadrement ou avec les services fonctionnels. Ils se tournent plutôt vers des personnes extérieures à l’entreprise ou se réfèrent, dans une logique mimétique, aux comportements des autres pratiquants dans l’entreprise ou en dehors.

Cette défiance vis-à-vis de l’entreprise et son management peut se comprendre dans la mesure où nous nous intéressons ici aux réactions à des actions managériales contraignantes et restrictives. Elle peut également s’analyser au regard des caractéristiques du modèle français de gestion du fait religieux.

En France, le point de départ pour gérer le fait religieux et prendre en compte les comportements traduisant la pratique religieuse est la neutralité imposée par l’entreprise sous réserve de respect d’un certain nombre de critères et de contraintes. La pratique religieuse est tolérée en creux, en dehors de cet espace de neutralité.

Se juxtaposent ainsi des espaces de neutralité et de tolérance aux prescriptions comportementales en tension, et c’est au salarié qu’il revient de proposer une articulation de ces prescriptions. Le manager, lui en évaluera la pertinence, la validera ou la remettra en cause à travers une action à laquelle le pratiquant réagira à son tour d’une manière qui pourra prendre une des trois formes identifiées précédemment.

Lionel Honoré, Professeur des Universités, IAE de Brest, Université de Bretagne Occidentale, LEGO, IAE Brest

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock/ Streetcats Studio

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