Comment la loi « séparatisme » a changé la vie des associations religieuses

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Le 22 juillet dernier, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision : la loi « séparatisme » n’est pas jugée contraire à la liberté des associations religieuses.

Réputée intouchable, la fameuse loi de Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 a pourtant été modifiée une vingtaine de fois. Mais aucune des modifications n’a été aussi importante que celles opérées par la loi n° 2021-1109 confortant les principes de la République du 24 août 2021, dite loi « séparatisme ».

Cette dernière est en effet marqueur d’une évolution significative de la liberté religieuse en France. Tandis que la liberté religieuse des individus ne cesse d’être confortée en tout domaine, allant parfois jusqu’à remettre en cause les principes ou les pratiques les mieux arrêtés (lecture souple de l’interdiction faite aux personnes publiques de financer des activités religieuses, existence de menus de substitution dans les cantines des établissements scolaires ou pénitentiaires, etc.), l’exercice collectif de la liberté religieuse ne cesse quant à lui d’être davantage encadré et contenu.

Si la liberté des individus est mieux protégée, celle des communautés et associations religieuses est bien davantage surveillée et limitée. La frontière est évidemment délicate à tracer, étant entendu que la plupart des libertés n’ont de sens que si elles sont exercées collectivement, mais c’est bien le mouvement général qui se dessine ces dernières années.

Tradition individualiste

Certes, depuis la Révolution de 1789, la tradition française est individualiste : elle accorde des droits aux individus, mais les refuse obstinément à tout corps intermédiaire. Le député Sanislas de Clermont-Tonnerre disait ainsi, dans un discours à l’Assemblée du 23 décembre 1789 : « il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individu ». Depuis lors, une grande latitude est accordée aux individus en matière religieuse, mais les droits reconnus aux communautés religieuses sont strictement tolérés.

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Mais en surplus de cette logique initiale, ce sont aujourd’hui des contraintes nouvelles qui s’amoncellent sur les associations religieuses, placées sous une surveillance sans cesse grandissante des pouvoirs publics. Le terrorisme, la radicalisation et le séparatisme islamistes, dont les pouvoirs publics s’inquiètent logiquement, sont à l’origine de ce mouvement de resserrement des contraintes pesant sur les Églises et communautés religieuses. Et comme le droit ne saurait cibler précisément une religion plutôt qu’une autre sans méconnaître les principes de laïcité et d’égalité proclamés par l’article 1er de la Constitution, les réglementations en vigueur s’appliquent évidemment à tous les cultes.

Or, dans sa décision du 22 juillet 2022, le Conseil constitutionnel a été appelé à se prononcer sur deux dispositifs de contrôle institués par cette loi « séparatisme ».

Le contrôle préfectoral

La reconnaissance de la qualité cultuelle d’une association est un enjeu important, car elle permet à l’association de bénéficier de certains avantages, notamment fiscaux et financiers.

Or, jusqu’en 2021, les « associations cultuelles » n’avaient pas de démarche particulière à effectuer pour obtenir cette qualité et bénéficier de ces avantages. Les membres de l’association pouvaient donner eux-mêmes cette qualification à leur association. Ce n’était que dans un second temps qu’intervenait un contrôle administratif.

Mais depuis la loi « séparatisme », les associations souhaitant bénéficier de la qualité d’association cultuelle doivent déclarer cette qualité au préfet, représentant de l’État. Et le préfet peut à présent, dans les deux mois suivant la déclaration, s’opposer à ce que l’association bénéficie des avantages découlant de cette qualité s’il constate que l’association ne remplit pas les conditions prévues par la loi de 1905 ou pour un motif d’ordre public.

De plus, l’association doit dorénavant renouveler sa déclaration d’existence au préfet tous les cinq ans. Dit autrement, les avantages que la qualité d’ « association cultuelle » confère à une association ne sont valables que pour une durée de cinq années renouvelable.

Ces nouvelles procédures étaient contestées par les associations requérantes, qui n’ont pas obtenu gain de cause. La première question était de savoir si cette intervention du préfet ne conduisait pas l’administration à « reconnaître » l’existence d’un culte, reconnaissance qui serait contraire au principe de laïcité (article 2 de la loi de 1905).

Le juge constitutionnel considère en premier lieu que cette procédure n’impose qu’une obligation de déclaration aux associations religieuses : elle n’entraîne donc aucunement la reconnaissance publique d’un culte (§12). Il observe aussi que la décision du préfet est accompagnée de garantie : l’association qui serait privée de la qualité d’ « association cultuelle » a le droit d’être entendue (§13). Dès lors, les dispositions législatives contestées ne méconnaissent pas le principe de laïcité (§14).

En deuxième lieu, jugeant que cette procédure déclarative n’a « pas pour objet d’encadrer les conditions dans lesquelles elles les [associations] se constituent et exercent leur activité », le Conseil admet qu’elle ne porte pas atteinte à la liberté d’association. Sur ce point, on ne peut que déplorer la faible motivation de la décision, la conclusion abrupte méritant certainement d’être étayée pour expliquer en quoi ces procédures inédites laissent intacte la liberté d’association.

En revanche, le juge constitutionnel interdit que le retrait de la qualité d’ « association cultuelle » par le préfet conduise « à la restitution d’avantages dont l’association a bénéficié avant la perte de sa qualité cultuelle ». Le retrait de la qualité d’ « association cultuelle » ne saurait ainsi avoir d’effet rétroactif. Sans limiter le contrôle de l’État, le Conseil entend octroyer quelques garanties aux associations.

Alignement des contraintes

Outre les « associations cultuelle » (loi de 1905), d’autres formes d’associations (associations loi de 1901) peuvent assumer des missions religieuses. Or la loi « séparatisme » de 2021 a voulu harmoniser leur régime juridique avec celui des cultuelles, de façon à inciter les musulmans, qui ont souvent eu recours à cette forme associative, à transformer leurs associations actuelles en cultuelles.

Jusqu’en 2021, leur régime juridique était régi par la loi (libérale) du 1er juillet 1901. Aucun texte législatif spécifique n’avait complété cette loi pour réglementer d’une façon spécifique les associations à vocation religieuse. Leur création et leur organisation étaient donc très libres.

La loi de 2021 met un terme à ce régime relativement libéral. Elle entend au contraire rapprocher assez largement leur régime juridique de celui des « associations cultuelles », afin de renforcer le contrôle qu’exercent sur elles les autorités administratives. La loi de 2021 les soumet à un certain nombre des dispositions de la loi de 1905 : elles doivent déclarer leurs ressources provenant de l’étranger, elles doivent dresser une liste des lieux dans lesquels s’organise l’exercice public du culte, etc.

Saisi de ces dispositions législatives, le Conseil constitutionnel les a jugées conformes à la Constitution. Il considère qu’elles sont justifiées par la nécessité d’assurer la « transparence de l’activité et du financement des associations assurant l’exercice public d’un culte », ce qui permet d’assurer l’ordre public. Là encore, l’objectif poursuivi par le législateur (accroître la surveillance des associations religieuses et de leurs lieux de culte) est admis par le juge.

Ce dernier précise néanmoins que, si la loi est conforme à la Constitution, le gouvernement devra veiller, lorsqu’il publiera les décrets d’application de la loi, à ce que la mise en œuvre de ces dispositions respecte « les principes constitutionnels de la liberté d’association et du libre exercice des cultes ». Il y a lieu de s’étonner d’une telle précision. Outre qu’elle énonce une lapalissade, cette précision induit bien que les dispositions en cause peuvent potentiellement donner lieu à des applications contraires à la Constitution ; mais en ce cas, on peut s’étonner que le Conseil constitutionnel n’ait pas entendu sanctionner le législateur pour le manque de garantie apportée ou qu’il n’ait pas précisé lui-même (comme il le fait souvent) l’interprétation qu’il fallait donner de ces dispositions législatives pour qu’elles soient appliquées de manière constitutionnelle.

Un curieux paradoxe

Le Conseil constitutionnel n’a pas volé au secours de la liberté des associations religieuses dans sa décision du 22 juillet. La loi « séparatisme » est constitutionnelle. Mais son opportunité peut néanmoins être interrogée. Non pas tellement parce qu’elle renforce le contrôle de l’État, mais parce qu’elle soulève un curieux paradoxe.

En effet, cette loi renforce les contrôles sur les groupements religieux qui ont adopté une forme associative et qui ont donc respecté le droit en vigueur pour s’organiser ; à l’inverse, les groupements de fait, « qui tendent à échapper aux cadres institutionnels destinés à les organiser en s’en tenant à l’écart ou en les contournant », pour rependre les mots du Conseil d’État, sont par principe exemptés de ces contraintes.

Le paradoxe est donc que le renforcement de ces contraintes n’encourage pas la constitution d’associations religieuses, mais incite au contraire ces groupements de fait, qui présentent pourtant le plus de danger pour l’ordre public, à demeurer en marge de la loi pour échapper à ces contraintes multiples. Est-ce vraiment propre à lutter contre le séparatisme ?

Henri Bouillon, Maître de conférences en droit public, chercheur associé au Centre de recherches juridiques de l’Université de Franche-Comté (CRJFC), Université de Franche-Comté – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock.com / EQRoy


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