Cycle de l’eau : Estimer pour la première fois le débit des rivières à l’échelle planétaire

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L’eau douce est vitale pour la vie, pour nos sociétés et ne peut être substituée. Les développements économiques, l’agriculture, les industries et la démographie croissante engendrent des tensions autour de cette ressource limitée, d’autant plus du fait du dérèglement climatique.

L’agriculture représente 70 % de la consommation d’eau douce dans le monde (90 % dans certains pays), l’industrie 19 % et l’usage domestique 12 % seulement (dont une grande part est due aux usages ménagers tels que lave-linge, lave-vaisselle, arrosage, salle de bains et une très faible part est en lien avec la boisson). A ce jour, 1 habitant sur 2 de notre planète vit dans des zones touchées par une grave pénurie d’eau au moins un mois par an. La France connaît elle aussi à son échelle des tensions autour de l’usage de l’eau. Suite à l’hiver puis printemps secs et chauds de 2022, la préfecture des Alpes-Maritimes par exemple, a dû placer deux tiers de ses communes (dont plusieurs grandes villes) en « alerte sécheresse » pendant plusieurs mois et ce dès la fin de l’hiver.

Vu sous l’angle des risques naturels (qui globalement sont trois fois plus fréquents en 2020 que dans les années 1975), le « trop d’eau » représente également un danger conséquent. Les inondations représentent près de la moitié des risques avec pour la seule année 2021, plus de 50 évènements majeurs et plus de 80 milliards de dollars de dégâts. Ces constats s’aggravent et vont continuer de s’aggraver avec le dérèglement climatique.

Le cycle de l’eau est encore mal connu et les flux mal quantifiés, y compris les écoulements de surface (ruissellements) qui se dirigent vers les mers via les réseaux hydrographiques (rivières). Les rivières et fleuves agissent comme les veines de nos territoires.

Les activités humaines dépendent grandement de la quantité d’eau disponible et modifient également la ressource. Typiquement, la politique de gestion d’un barrage pour développer l’agriculture d’une région peut engendrer un manque dans une région plus en aval. Des tensions entre régions ou usagers (agricultures, industries, populations) peuvent alors survenir. Citons à titre d’exemples les divers conflits entre Israël et les états arabes qui sont exacerbés par la raréfaction de l’eau (p. ex. les litiges autour du Litani au Liban ou de la petite rivière Yarmouk du plateau du Golan), tensions entre les pays riverains du Nil ou les tensions entre le Mexique et les États-Unis autour du Rio Grande et du Colorado.

Estimer le débit des rivières de notre planète constitue un enjeu majeur tant du point scientifique que du point de vue socio-économique. Contrairement à ce que nous pourrions penser de premier abord, les débits sont loin d’être bien estimés à l’échelle planétaire et la tâche n’est absolument pas évidente.

Des mesures et des modèles mathématiques

La variable clé pour quantifier les flux d’eau de surface est le débit des rivières Q (m3/s), Q=A.U, A (m2) étant la section en travers de la rivière, U (m/s) la vitesse moyenne dans cette section.

Schéma du calcul du débit des rivières.
Jérôme Monnier, Fourni par l’auteur

Les mesures de débits sont disponibles à une fréquence journalière voire horaire dans les régions industrialisées ou densément peuplées du monde, par exemple en France via le réseau Vigicrues. A contrario, dans les régions moins développées, les données sont inexistantes ; les débits sont donc très mal estimés.

L’estimation du débit d’une rivière est possible via des modèles mathématiques et des calculs numériques. Par contre pour cela il faut connaître la profondeur de la rivière (h sur la figure), la forme et la nature de son lit et la topographie du terrain alentour. Sans mesure de terrain, la profondeur d’une rivière demeure inconnue (à quelle profondeur se situe le fond ?). De plus des paramétrisations physiques comme le coefficient de friction de l’écoulement sur le terrain sont requises pour pouvoir utiliser ces modèles numériques.

Un enjeu consiste alors à savoir estimer mathématiquement, numériquement la profondeur de rivière h, ses paramétrisations physiques et enfin son débit Q, à partir des mesures disponibles qui ne sont généralement que la hauteur de la surface de l’eau (et non sa profondeur) en quelques points de la rivière.

Mesurer des hauteurs d’eau depuis l’espace

Pour combler nos manques de mesures de terrain, ce qui est le cas dans l’immense majorité des régions du globe, l’observation spatiale des rivières devrait être sous peu une solution.

Le satellite SWOT qui sera lancé à l’automne 2022 va permettre de mesurer pour la première fois la hauteur de la surface de l’eau des rivières, pour des rivières de largeur supérieure à 100 m et sur 90 % du globe, soit 213 500 tronçons d’une dizaine de kilomètres environ. La fréquence des mesures sera d’une dizaine de jours (selon la latitude de la rivière). La densité spatiale des points de mesure sera de 250 m environ.

À partir de ces mesures de hauteurs de surface d’eau H (m), le défi scientifique consiste à transformer ces mesures en valeurs de débit Q (m3/s), sachant que dans les zones non instrumentées, la vitesse de l’écoulement et la profondeur de la rivière sont inconnues !..

Les recherches pluridisciplinaires menées en mathématiques appliquées, sciences du calcul, hydraulique et hydrologie, à l’INSA – Institut de Mathématiques de Toulouse, l’INRAe, l’université de Strasbourg – ICUBE et le groupe CS (financements CNES) ont pour objectif de relever ce défi scientifique : déterminer la profondeur des rivières et leur débit à partir de mesures satellitaires de hauteurs d’eau. Ce challenge est en passe d’être relevé sur la base de modèles mathématiques de mécanique des fluides (par exemple, les équations de Saint-Venant XIXe siècle) revisitées dans ce contexte multi-échelles et observationnel particulier, de méthodes mathématiques du type contrôle optimal semblables à celles utilisées pour contrôler la trajectoire d’un robot ou déterminer l’état initial de l’atmosphère avant une prévision météorologique, et d’apprentissage profond (« intelligence artificielle »).

Ces avancées scientifiques sont ensuite implémentées pour obtenir des algorithmes de calcul. Notre algorithme intitulé HiVDI pour Hierarchical Variational Discharge Inference est disponible au sein de notre logiciel de calcul certes technique, mais ouvert à tous (logiciel de recherche DassFlow).

Les estimations actuellement obtenues sont basées sur des mesures purement numériques issues d’un simulateur CNES-NASA du futur instrument SWOT et aussi trois algorithmes comparatifs (dont deux États-Uniens) aux méthodologies différentes.

Les résultats des calculs permettent d’espérer l’obtention d’une estimation approximative de profondeur des rivières non instrumentées et surtout une estimation de débit relativement précise (à 30 % près environ), en temps quasi réel. De telles estimations devraient être disponibles à l’issue d’une année complète de survol du satellite, le temps de la calibration des modèles et de l’apprentissage.

Ces estimations de débit de rivières à l’échelle planétaire contribueront-elles à améliorer nos connaissances sur le cycle de l’eau ? sur l’interaction entre les grands fleuves non instrumentés et les courants océaniques locaux ? Pourra-t-on mieux estimer l’impact des différents usages de certains grands cours d’eau (mal ou pas instrumentés à ce jour) et donc mieux les gérer à l’avenir ?

Cet article fait partie de la série « Les belles histoires de la science en libre accès », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Pour en savoir plus, veuillez consulter la page Ouvrirlascience.fr.

Jerôme Monnier, Professeur des universités, mathématiques appliquées, INSA Toulouse

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock.com / Gareth Kirkland


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