Éthiopie : quelle paix pour le conflit le plus meurtrier au monde ?

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Le 2 novembre dernier, à Pretoria, en Afrique du Sud, les représentants du gouvernement fédéral éthiopien et des dirigeants de la région du Tigré ont signé un accord négocié sous l’égide de l’Union africaine qui a interrompu deux années d’une guerre dévastatrice. Ce conflit, qui aurait fait près d’un demi-million de morts, est probablement le plus meurtrier dans le monde depuis le début du siècle.

Les armes vont-elles se taire pour de bon ? Si l’accord de Pretoria constitue indéniablement, en soi, une bonne nouvelle, de nombreuses interrogations pèsent encore sur son application.

Deux ans de conflit sanglant

Le conflit a éclaté fin 2020, alors que l’Éthiopie était confrontée à une transition politique complexe.

Le premier ministre, Abiy Ahmed, a pris le pouvoir en 2018 suite à trois années de protestations de plus en plus virulentes contre le Front populaire de libération du Tigré (FPLT), un parti issu de la rébellion qui dirigeait le pays depuis 1991 et constitué pour l’essentiel de représentants du Tigré, une province d’environ 7 millions d’habitants (sur quelque 115 millions d’Éthiopiens) qui se trouve dans le nord du pays, à la frontière de l’Érythrée.

Les leaders du FPLT ont d’abord soutenu l’accession d’Abiy au pouvoir, jusqu’à ce que ce dernier initie un ensemble de réformes politiques qui ont abouti à l’exclusion de leur parti de la coalition dirigeante. Ils ont alors organisé des élections régionales au Tigré, au mépris des directives fixées par les autorités fédérales qui avaient reporté le scrutin, officiellement en raison de la pandémie de Covid-19. Dans un contexte de tensions croissantes, alors que les deux parties se qualifiaient mutuellement d’illégitimes, le FPLT a attaqué une des bases des forces fédérales, et le gouvernement a riposté en lançant une offensive sur le Tigré.

Durant ces deux années de combats acharnés, l’Érythrée du président Afeworki qui, depuis le conflit qui l’a opposée en 1998 au FPLT, considère ce dernier comme son principal ennemi, a apporté un appui important aux forces fédérales éthiopiennes. En 2018, le rapprochement entre le premier ministre éthiopien et le président érythréen avait permis une réouverture temporaire de la frontière entre les deux pays, et avait valu au premier de recevoir le prix Nobel de la paix. Peu après avoir lancé leur première offensive, les forces fédérales ont également reçu le concours de milices amharas qui souhaitent annexer certaines zones de l’Ouest et du Sud du Tigré qui jouxtent leur propre région.

Cette coalition a dans un premier temps rapidement progressé, prenant le contrôle de Mekele, la capitale régionale. Le gouvernement a alors bloqué toutes les routes menant à la région, la privant d’aide alimentaire, et coupé tout accès aux télécommunications, à l’électricité, et aux services bancaires. Peu après, les forces fédérales ont cependant perdu leur avantage initial face à la mobilisation de centaines de milliers de Tigréens qui ont rejoint la résistance organisée par les cadres du FPLT.

À partir de l’été 2022, le conflit a connu un nouveau renversement, et le gouvernement a repris le terrain perdu, notamment grâce aux drones fournis par la Turquie.

Un accord fragile

C’est dans ces conditions que les négociations se sont déroulées à Pretoria. Les négociateurs tigréens ont dû faire des concessions importantes pour obtenir du gouvernement un arrêt des combats. Cet accord a permis la cessation des hostilités, mais ne définit pas les conditions d’une paix durable. Surtout, sa mise en œuvre pourrait buter sur des obstacles importants.

La question du retrait des troupes érythréennes et des milices amharas est un premier point d’achoppement possible. Suite à l’accord signé à Pretoria, les belligérants ont poursuivi leurs pourparlers à Nairobi, et les représentants des forces tigréennes ont alors obtenu que l’application de certaines des dispositions de l’accord soit conditionnée au retrait des troupes « étrangères et non fédérales ». Mais à ce stade, on ne sait pas si l’Érythrée désengagera ses forces, même si le gouvernement éthiopien le lui demande.

De même, il est peu probable que les leaders amharas acceptent de retirer leurs forces des « zones contestées ». Le premier ministre Abiy Ahmed veillera probablement à éviter toute mesure qui pourrait nuire à son alliance avec ces leaders, sachant combien il a besoin de leur soutien pour préserver son propre statut politique.

L’accord de Pretoria prévoit également que les forces tigréennes soient désarmées. Les leaders tigréens ont accepté ce principe, du fait des revers militaires que leurs forces avaient subis au cours des derniers mois, et surtout pour mettre fin au blocus imposé par le gouvernement. Il y a un an déjà, 40 % de la population du Tigré faisait face à une pénurie extrême de nourriture. La famine a probablement gagné du terrain depuis.

Les difficiles conditions du désarmement et de la démobilisation

La mise en œuvre du désarmement risque cependant de poser des difficultés. Si les forces tigréennes rendent les armes, elles ne pourront plus protéger leur région contre toute attaque ultérieure que pourrait lancer l’Érythrée, d’autant qu’elles ne bénéficieraient sans doute pas, dans un tel cas de figure, du soutien militaire des troupes gouvernementales éthiopiennes. Mais tant que ce désarmement ne sera pas effectif, il est probable que le président érythréen refusera de retirer ses troupes des zones qu’elles occupent.

Les rebelles tigréens assurent avoir désengagé 65 % de leurs combattants de la ligne de front, mais cela ne signifie pas que ces combattants sont prêts à déposer les armes.

Les discussions entre responsables militaires à Nairobi ont permis d’introduire un peu de flexibilité dans ce processus, en divisant le désarmement en deux phases. Lors de la phase initiale, les forces tigréennes restitueront leurs « armes lourdes » (vraisemblablement les chars et l’artillerie), tandis que le retrait des armes légères est repoussé à une phase ultérieure.

Se pose aussi la question des conditions dans lesquelles la démobilisation des combattants se déroulerait. Les Tigréens privilégieront probablement une solution qui permettrait l’intégration de leurs 200 000 combattants dans l’armée fédérale. Mais le premier ministre ne sera pas nécessairement favorable à l’absorption par l’armée fédérale de troupes ayant combattu pour le renverser, et les Érythréens pourraient également s’opposer à cette solution.

Des progrès sur d’autres terrains pourraient contribuer à créer les conditions d’une réelle démobilisation, mais l’application d’autres aspects essentiels de l’accord traîne elle aussi. Le gouvernement fédéral s’est engagé à rétablir l’accès à l’électricité, aux télécommunications et aux autres services de base dans le Tigré, et surtout à cesser toute entrave aux livraisons d’aide humanitaire. Cependant, au mois de décembre, aucun calendrier n’avait encore été fixé pour le rétablissement de ces accès. Seule Mekele a été partiellement reconnectée au réseau électrique.

Les agences des Nations unies n’ont pas encore accès à toutes les zones de la région. Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’aide médicale n’atteint toujours pas tous les Tigréens qui en ont besoin. De même, le Programme alimentaire mondial a déclaré que son accès à certaines parties de la région demeure limité. Tant que ces restrictions ne seront pas levées, le conflit continuera de faire des victimes au Tigré.

L’accord prévoit également que le Parlement éthiopien annule la motion votée en 2021 qui désigne le FPLT comme une organisation terroriste, pour que le FPLT et le gouvernement puissent travailler ensemble à la création d’une administration intérimaire « inclusive » qui gouvernerait la région jusqu’aux élections.

Cette disposition représente une concession importante, car elle implique que les élections régionales de septembre 2020 au Tigré, remportées haut la main par le FPLT, manquaient de légitimité. À ce stade, les leaders du FPLT, qui gouvernent toujours le Tigré, ne semblent pas encore prêts à honorer cet élément de l’accord et à céder leur place.

Mettre fin à l’impunité

L’émergence de conditions permettant une stabilisation durable ne dépend pas seulement de l’évolution de la gouvernance du Tigré, mais de celle du pays tout entier. Elle nécessite une poursuite des négociations entre adversaires malgré leurs projets différents pour l’État éthiopien. Ces négociations ne pourront aboutir aussi longtemps que le régime continuera de privilégier des solutions militaires ou policières aux problèmes politiques auquel il est confronté.

Or, même si, depuis le début du conflit, il demeure difficile d’obtenir des informations fiables sur le comportement des belligérants et sur la façon dont ils ont traité les populations civiles, on sait que les Nations unies ont dénoncé de possibles crimes de guerre et contre l’humanité, commis « à des degrés divers » par toutes les parties impliquées. Les exactions commises par les milices amharas ont été décrites par les organisations de défense des droits de l’homme comme relevant de pratiques de « nettoyage ethnique ». Les forces fédérales et érythréennes ont massacré des populations civiles à plusieurs reprises dans différentes villes du Tigré. Des centaines de personnes ont été victimes de viols et d’esclavage sexuel, des pratiques utilisées par les forces du gouvernement et leurs alliés comme arme de guerre. Et, nous l’avons dit, la famine a été employée pour démoraliser les populations soutenant la résistance tigréenne.

Les forces rebelles tigréennes ont elles aussi commis des exactions lorsqu’elles ont occupé des zones en dehors de leur propre région. Les victimes et survivants méritent que ces crimes soient documentés. Certains suggéreront peut-être qu’insister pour qu’un travail d’enquête soit mené et un processus de justice engagé pourrait nuire à une trêve qui reste fragile. Pour autant, on ne peut créer les conditions d’une paix durable en choisissant d’ignorer les crimes commis, et en opposant la stabilité à la mobilisation des mécanismes du droit humanitaire international. Si les auteurs présumés de ces crimes ne rendent pas compte de leurs actes, ils risquent de se répéter. Sans justice, on ne peut atteindre des communautés brutalisées qu’elles reconnaissent la légitimité d’un pouvoir qui occulte les violences qu’elles ont subies.

Marine Gassier, Chercheuse, spécialiste des conflits et de la Corne de l’Afrique, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 


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