L’affaire de Bétharram, ce n’est pas du passé : interroger l’idéologie punitive en France

L’affaire de Bétharram, ce n’est pas du passé  interroger l’idéologie punitive en France

Si le recours aux châtiments corporels est désormais condamné, l’idéologie qui a autorisé ces pratiques est loin d’avoir disparu en France. En témoignent ces discours faisant primer le répressif sur l’éducatif. L’affaire de Bétharram nous invite à interroger les effets de système qui perdurent et les mécanismes de reproduction de la violence.


Plus de 200 plaintes ont été déposées pour des faits de violences physiques et sexuelles, commis des années 1950 aux années 2000, dans une école catholique des Pyrénées-Atlantiques. L’affaire de Bétharram défraie la chronique depuis des mois, au point de menacer un premier ministre soupçonné d’avoir couvert ces faits.

Mais, comme le disent les victimes, cette affaire ne doit pas être masquée en une « affaire Bayrou » : il convient de la penser au-delà des responsabilités éventuelles de cet homme politique.

Le châtiment corporel, c’était avant-hier ?

Des claques, des coups, de l’isolement à genoux sur le perron, par une nuit glaciale, le catalogue des châtiments corporels infligés surprend. Il s’agirait d’une violence d’une autre époque, révolue. C’est l’argument de défense de l’institution, et la conséquence judiciaire en est la prescription s’appliquant à la plupart des affaires révélées.

« Affaire de Bétharram : il témoigne des violences dans l’établissement scolaire » (Le Monde, mars 2025).

En soi, cela n’est pas faux. L’évolution pluriséculaire du regard sur l’enfant a fortement démonétisé l’usage de la violence en éducation, comme cela a été démontré par bien des historiens, au regard de l’histoire longue. Cela a été acté juridiquement et anciennement.

Le droit français a interdit le châtiment corporel à l’école dès 1803, même s’il a fallu longtemps pour que cette interdiction s’applique. Celle-ci a été répétée dans une circulaire de 1991. Beaucoup plus récente a été l’interdiction faite aux familles par la loi du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires qui a précisé que l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques.

Les enquêtes de victimation à l’école témoignent de la rareté, mais non de l’absence du châtiment corporel dans les écoles publiques. Il en est ainsi dans une enquête, menée sous ma direction pour l’Unicef, en 2010, qui montre (p.22) qu’il s’agit encore en moyenne d’environ 6 % des élèves du primaire qui déclarent avoir été frappés par un membre du personnel.

Quantitativement cela est minoritaire, ce qui n’est pas une raison pour l’admettre, et l’on peut comparer avec les taux obtenus par le même type de recherche menée dans des pays du continent africain, qui peuvent atteindre 80 % d’élèves concernés. Aux États-Unis, ce sont encore au moins 19 États, principalement au Sud, qui autorisent le châtiment corporel à l’école, y compris avec un instrument (le paddle).

… ou c’est demain ?

Aussi, dira-t-on, la violence, c’était avant et c’est ailleurs ? Oui, mais. Mais l’idéologie qui autorise ces pratiques est loin d’avoir disparu en France, et si celles-ci se sont en moyenne raréfiées, cachées, celle-là reste bien vivace.

Elle est idéologie du redressement de l’enfant, de sa domination par le « bon père de famille », y compris dans les déclarations du premier ministre lorsqu’il justifie la gifle en disant qu’il s’agit d’un « geste éducatif », paroles que j’ai commentées dans une chronique récente.

Elle est aussi idéologie de son enfermement et de son éloignement en cas de déviance : les victimes en ont témoigné, être en internat à Bétharram était bien en soi une punition. Un moyen de redresser l’enfant, d’en faire « un homme » en l’éloignant.

Cette idéologie de l’enfermement orthopédique et de la primauté du répressif sur l’éducatif n’a sans doute pas autant régressé qu’espéré. Ce désir d’enfermer, ce réflexe punitif, sont (re)devenus dominants et ils traversent toutes les couches de la société. C’est un mantra politique et populiste. Une loi réformant la justice des mineurs, révulsant les juristes et les éducateurs, vient d’être votée avec comme souhait des peines de prison ferme pour les adolescents dès 13 ans, de manière à leur causer une sorte de « choc carcéral », suivant les mots de Gabriel Attal, ex-ministre de l’éducation.

Malgré un rapport très critique de la Cour des comptes, les centres éducatifs fermés continuent d’être une solution dispendieuse, inefficace et humainement destructrice, pourtant largement affirmée par le pouvoir exécutif.

« Dans un centre éducatif fermé pour mineurs délinquants » (France Info, 2025)

Sur le plan de la punition, il est une expérience commune qui consiste, lorsque l’on critique la « fessée » ou la « claque », voire les violences éducatives ordinaires, de s’entendre rétorquer : « On ne peut plus rien faire. »

Il est évident qu’il ne s’agit pas ici d’une quelconque apologie du laisser-faire mais de la condamnation de la violence en éducation. À ce « On ne peut plus rien faire » correspond très bien le « On ne peut plus rien dire » qui oppose les réticences patriarcales à la dénonciation du sexisme commun.

Violences et soumission

Bétharram est l’exemple même des effets d’un milieu clos et d’une culture qui favorisent systémiquement les violences de domination : soumission par les coups et la crainte qui peut dériver vers une soumission sidérée aux actes pédocriminels. Il existe un continuum des violences répressives et sexuelles. C’est largement démontré dans les milieux clos, par la recherche sur les populations vulnérables, tout autant qu’en milieu carcéral.

Ce n’est pas simplement la responsabilité individuelle des prédateurs qui est en jeu : dans la recherche actuelle sur les auteurs de violence sexuelle, de plus en plus est abandonnée la théorie de « la pomme pourrie », c’est-à-dire de l’individu seul déviant dans un milieu sain : on lira à cet égard l’excellent article du psychologue Nicolas Port dans la revue l’Année canonique en 2024 et portant entre autres sur les profils des prêtres agresseurs sexuels.

Le milieu culturel et le contexte institutionnel font partie des conditions du passage à l’acte, de sa détection possible et des cécités réelles ou de… mauvaise foi. On se dira alors que le catholicisme lui-même est en jeu. Son organisation est en effet largement empreinte de domination patriarcale. Celle-ci agit dans le vocabulaire (« Mon père »), dans la hiérarchie du genre qui est minoration du féminin, officialisée par l’impossible ordination des femmes, ce qui est contesté par le féminisme chrétien.

L’enseignement catholique est lui-même fracturé idéologiquement et si « l’ordre » reste un argument de légitimation, il n’en est pas moins que bien de ses écoles se rapprochent plus de l’univers de la pédagogie Montessori que de celui de Bétharram, suivant l’idéologie des classes moyennes supérieures.

La ligne de fracture est sans doute désormais plus politique que théologique. Certes, c’est dans l’électorat catholique et religieux qu’ont été recrutées une bonne partie des troupes de la Manif pour tous et il y a une porosité de cet électorat aux thèses identitaires extrêmes. Mais cet électorat ne s’y résume pas, loin de là, même si l’on peut craindre un élargissement des franges traditionnalistes. Cela nécessite – en éducation comme sur bien des points – un aggiornamento de la doctrine et de l’organisation du catholicisme, à cet égard l’affaire de Bétharram peut puissamment y aider.


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Il serait en outre totalement contre-productif d’assimiler les violences révélées à l’ensemble des chrétiens : mutatis mutandis, ce serait la même erreur que celle qui assimile musulmans et terroristes… L’option fondamentaliste et pseudo-traditionnelle dans toutes les religions du livre est en jeu. Ainsi, dans une recherche menée en Israël et relatée dans un livre majeur sur la violence en contexte à l’école, Benbenishty et Astor démontrent la plus grande présence des violences sexuelles dans les écoles islamiques fondamentalistes et dans les écoles juives ultraorthodoxes, ces dernières fournissant les troupes d’extrême droite maintenant au pouvoir dans ce pays.

Des mineurs violents ?

Enfin, une dernière erreur à éviter est de séparer le problème de la violence des adultes et celle de la violence commise par des mineurs, y compris la violence sexuelle. Bien sûr, la plupart des victimes ne deviennent pas des agresseurs et tentent de se protéger de la dure loi de conservation de la violence.

Mais il n’empêche qu’être battu est un facteur de risque important de devenir sexuellement victime, et éventuellement d’être un agresseur. Toute la littérature par facteurs de risque l’a démontré. Les témoignages recueillis à Bétharram montrent parmi les perpétrateurs de grands élèves utilisés comme surveillants. Plus loin, la parution récente d’un livre d’Aude Lorriaux, bien documenté, sur les violences sexuelles commises par des mineurs pose avec force le lien entre l’idéologie masculiniste et sa reproduction violente de ces violences par les mineurs.

Il ne s’agit pas d’y voir une jeunesse perverse, mais bien un effet de système, renforcé par une idéologie dont le trumpisme est un avatar. Les adultes peuvent aussi, terriblement, être de mauvais exemples.

Aussi, s’il est vrai qu’un meilleur contrôle des lieux éducatifs clos, une meilleure formation des personnels, une information plus précise de tous les élèves sur le consentement et la vie affective et sexuelle peuvent être une partie de la solution, il n’en reste pas moins que l’affaire de Bétharram, sans forcément être une affaire Bayrou, est bien une affaire politique.

Éric Debarbieux, Professeur émérite en sciences de l'éducation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock / Inside Creative House

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