Le Tour de France, une expérience patrimoniale totale ?

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L’histoire traverse le peloton, tandis que le peloton traverse l’Histoire : le Tour de France est une entreprise patrimoniale totale. Mais il n’est pas de ces patrimoines muséifiés, intellectualisés, imposés. Chaque Français le croise un jour, au bord d’une route, au détour d’un article, d’un reportage, sur un écran de télévision, sur une application, un jeu vidéo. Repère national, de plus en plus européen, il vient à chacun, comme chacun vient à lui, dans un espace-temps ensoleillé chaque début du mois de juillet.

Dispositif patrimonial bien vivant, le Tour articule et met en scène chaque année une diversité quasi exhaustive de patrimoines (architecturaux et artistiques, naturels, techniques, immatériels), au cœur d’un évènement sportif. Il réussit là où les artefacts patrimoniaux politiques peinent à établir le lien subtil entre les mémoires collectives les plus locales, du fond des plaines aux confins des vallées, et celles des grandes dates qu’il réactive sans cesse, sommets de la grande Histoire. Comme le dit le commentateur Franck Ferrand ce dimanche 3 juillet 2022 sur France 2, rarement il est possible de parler d’histoire à autant de personnes en même temps.

L’émergence d’un événement mythique

Objet patrimonial en lui-même, l’histoire du Tour s’écrit en majuscules depuis 120 ans. Sa dramaturgie avant d’être sportive, fut initialement économique. En 1903, il est créé à partir d’une rivalité pour augmenter les ventes du journal L’Auto – qui deviendra l’Equipe en 1946 – par rapport à son concurrent, Le Vélo. Rivalité de ventes et enjeux politiques, le Tour de France né sur fond d’affaire Dreyfus, Henri Desgranges fondateur de l’Auto et du Tour défendant un magazine sportif « neutre » à la différence de son concurrent, fervent dreyfusard, qui dérange certains industriels.

Si l’apolitisme fait question, la dimension économique a perduré pour devenir aujourd’hui le succès et l’évènement mondial que l’on sait.

La Caravane publicitaire en 1958.
Wikimedia

Au-delà de la course, on notera que le Tour construit lui-même du patrimoine économique. Par la Caravane Publicitaire créée en 1930, véritable carnaval qui précède le peloton et distribue quantité d’objets promotionnels au public, par la publicité sur les maillots également, il a participé à l’affirmation de grandes marques nationales comme Peugeot, Ricard, Meunier…

Le Tour naît dans la presse qui en construit la légende au début du XXe siècle, avec des journalistes à la plume complice, tels Albert Londres ou le plus sulfureux Antoine Blondin), plus récemment Jacques Chancel ou Eric Fottorino.

Leurs textes génèrent un imaginaire, créent les héros, mythifient ses grands moments et déjà, les paysages. Ces journalistes auteurs font désormais partie du patrimoine littéraire, aux côtés d’autres noms célèbres qui écrivirent sur le Tour comme Colette, Louis Nucera, Michel Tournier, ou Philippe Delerm.

Albert Londres écrit dans Le Petit Parisien le vendredi 27 juin 1924 :

« Vous n’avez pas idée de ce qu’est le Tour de France […], c’est un calvaire. Et encore le chemin de croix n’avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l’arrivée. »

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Une expérience collective

A la mise en scène de la course par la presse succèdent les retransmissions radiophoniques, puis à la télévision et sur Internet où aujourd’hui durant les étapes, chacun peut contrôler les caméras.

Ce sont bien les retransmissions en direct par la télévision qui concrétisent l’expérience patrimoniale collective qu’est le Tour, à partir des années 1970. De plus en plus, la mise en scène sur le petit écran s’effectuera à grand renfort de technologies, pour être toujours plus près de la course, valoriser les paysages : de la multiplication des motos à celles des hélicoptères, de l’apparition des caméras loupes aux drones. Aujourd’hui, le Tour, c’est 2 400 véhicules, 294 accompagnateurs pour les équipes, 43 motards de la garde républicaine, 2 avions, 5 hélicoptères, 647 médias et 2 269 journalistes. La course en devient presque secondaire. Elle reste néanmoins le socle, le motif, d’un Tour vécu sur le mode de l’épopée, comme le disait déjà Roland Barthes en 1957.

Une expérience des paysages

La compétition, pourtant, n’est pas toujours intense. Et l’épopée puise aussi son intérêt, dans les temps morts, de la géographie française. Une épopée des patrimoines naturels où se côtoient à travers la course et de manière paradoxale, le mythe de la conquête et la contemplation des paysages. Autant qu’une relation aux paysages c’est une relation à la « nature » qui est proposée.

Durant la course se renforce le sens que les « Modernes » que nous sommes (au sens de Bruno Latour) y donnent. C’est-à-dire,

une nature à maîtriser, qui ne saurait arrêter l’Homme, le coureur, qui, par monts et par vaux, la domestique toujours un peu plus par l’effort, la souffrance. Une nature personnifiée, mise en paysage par la télévision, mythifiée par la course, surtout dans la montagne grandiose, ses cols : le Tourmalet, le Galibier, l’Isoard, l’Aubisque, ses sommets, le Mont Ventoux, l’Alpes d’Huez. La course chaque année commémore les précédentes, comme une actualisation patrimoniale récurrente, depuis 120 ans.

Nivellement des mémoires

Durant les nombreuses phases de trêve sportive, la plupart du temps en fait, lorsque le peloton musarde, une fois « l’échappée du jour partie », pendant les étapes de transition ou dans l’attente interminable du dénouement d’une étape pour sprinter, le dispositif patrimonial fonctionne à plein pour pallier l’ennui. Et là se produit le tour de force à nul autre pareil, une sorte d’avènement égalitariste par le nivellement social des mémoires.

Ce dimanche 3 juillet par exemple, durant l’étape de Dunkerque à Calais, le commentaire s’arrête sur la fête de la Dinde à Licques, les batailles de la Grande Guerre, les procédés industriels d’une gravière locale, la figure de Charles de Gaulle, les Beffrois du Nord.

La course matérialise ainsi un patchwork patrimonial en mettant sur un même plan des patrimoines artistiques, architecturaux, historiques, jugés habituellement supérieurs et les plus humbles, le petit patrimoine, patrimoine vernaculaire, traditions, folklores.

Tout au long du parcours, à travers les villes et les villages, les commentaires mêlent la grande Histoire aux mémoires locales.

De la profondeur historique la plus lointaine, on passe sans transition à des faits divers sordides contemporains, comme l’Affaire Grégory lors du passage dans la la vallée de la Vologne cette année. D’un arrêt sur image sur des patrimoines classés, une abbaye, une cathédrale, on poursuit par l’évocation d’une obscure tradition rurale ou d’un fromage local. Le patrimoine ouvrier est également valorisé lorsque le peloton passe par les régions industrielles, des carreaux de mines aux techniques de productions, le patrimoine immatériel n’est pas en reste.

Les clivages sociaux semblent s’estomper durant trois semaines. Il y a dans cette égalité de traitement quelque chose de profondément démocratique porté par le Tour de France.

Cette mise en avant du « petit » patrimoine enfin considéré pour sa réelle importance montre ainsi, par un processus/dispositif rodé durant un siècle combien les évènements du sport de masse sont éminemment politiques.

Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Auteurs historiques The Conversation France

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock.com / Jerome LABOUYRIE


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