Malgré quelques avancées concernant la restitution de leurs droits, les chrétiens de Turquie, où se rend jeudi 27 novembre le pape Léon XIV, luttent toujours contre les inégalités et un sentiment d'exclusion.
Si l'État de ce pays, officiellement laïc et majoritairement musulman, leur a offert un terrain pour la construction d'une église à Istanbul, certains postes de la fonction publique restent en pratique fermés aux minorités non musulmanes, malgré l'absence d'interdiction légale. "99% de la population est musulmane en Turquie", martèle régulièrement le président Recep Tayyip Erdogan.
"Chaque fois, je me sens exclu. Comme lorsqu'il omet systématiquement de citer les minorités non musulmanes quand il dit 'nous, les Turcs, les Kurdes, les Arabes etc... sommes tous frères'", déplore Yuhanna Aktas, président de l'Union des Assyriens à Midyat, dans le sud-est de la Turquie. La Turquie d'aujourd'hui ne compte plus qu'environ 100.000 chrétiens contre près de 4 millions au début du 20e siècle, selon les historiens.
Le pape doit se rendre notamment à l'église assyrienne orthodoxe Mor Ephrem d'Istanbul, la seule édifiée en Turquie depuis l'avènement de la République en 1923, sur un terrain offert par le chef de l'État. "Jamais auparavant dans l'histoire de la république nos droits n'ont été aussi respectés et protégés", assure Sait Susin, président honoraire de la fondation de l'église assyrienne d'Istanbul.
Réparer le passé
"Depuis vingt ans, nous nous efforçons, tant l'État que nous-mêmes, de réparer les injustices du passé. Ce processus n'est pas achevé mais au moins, nous n'avons aucune difficulté à rencontrer les autorités" renchérit Laki Vingas, fondateur de l'association des fondations grecques Rumvader.
Mais pour Yuhanna Aktas, ça "reste insuffisant : nous ne sommes pas perçus comme des citoyens à part entière", affirme-t-il.
"Le seul haut fonctionnaire non musulman aujourd'hui en Turquie est un sous-préfet issu de la communauté arménienne. Ce seul exemple résume la situation des droits civiques dans le pays", déplore Yetvart Danzikyan, rédacteur en chef du journal arménien d'Istanbul, Agos.
La montée du nationalisme et du conservatisme musulman depuis plus de vingt ans, sous le gouvernement Erdogan, "suscite évidemment des inquiétudes chez les Arméniens. Même si ce n'est pas nouveau", note-t-il.
Des premières années de la république au début des années 2000, chrétiens et juifs de Turquie ont été régulièrement qualifiés par certains représentants du pouvoir et des médias "d'ennemis de l'intérieur" et la cible de discriminations et de violences. "Arménien" est encore parfois utilisé comme une insulte.
"Les non-musulmans ont été victimes de discrimination car les promoteurs du nationalisme turc les jugeaient incapables de devenir turcs du fait de leur appartenance religieuse", souligne le Minority Rights Group dans un rapport sur la Turquie en 2024.
Pic d'angoisse
Dans ce contexte, la conversion en mosquée de l'ancienne basilique Sainte-Sophie en 2020, parmi d'autres, a suscité un pic d'angoisse chez les chrétiens, affirme M. Danzikyan.
"Simultanément, on parle de la réouverture du séminaire grec orthodoxe de Halki. On fait ainsi un pas en avant, un pas en arrière", ajoute-t-il. Cet établissement, situé sur une des îles des Princes au large d'Istanbul, a été fermé en 1971 et fait l'objet d'un intense lobbying, appuyé par la Maison Blanche.
Outre la mémoire des massacres passés, l'assassinat du journaliste arménien Hrant Dink, à Istanbul en 2007, le meurtre d'un conscrit arménien en 2011, les menaces contre les Arméniens pendant la guerre du Karabakh en 2020, ou l'attentat dans une église catholique d'Istanbul en janvier 2024 (un mort, revendiqué par le groupe État islamique) ont avivé ce que Hrant Dink appelait "la crainte de la colombe", juste avant sa mort.
"Nous avons choisi l'invisibilité pour vivre sur cette terre", a écrit l'historien Rifat Bali (spécialiste des juifs de Turquie, ndlr). Ce qui vaut aussi pour les chrétiens qui ne se sentent pas libres", estime Eren Keskin, avocate des droits de l'homme.
Pourtant, des personnalités de la société civile turque plus ouvertes, prêtes à commémorer le génocide arménien - terme récusé par Ankara - ont commencé à émerger entre 2005 et 2019. Mais ces commémorations sont aujourd'hui interdites sur la place publique, rappelle Mme Keskin.
Malgré ces difficultés, Laki Vingas compte sur "ces gens de plus en plus nombreux qui s'interrogent au lieu d'en rester aux préjugés" et salue "l'émergence d'une société beaucoup plus ouverte, principalement à Istanbul" - où résident la majorité des communautés chrétiennes.
La Rédaction (avec AFP)