Élisabeth au pays des merveilles, souveraine télévisuelle planétaire

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L’intronisation royale d’Élisabeth II a été retransmise le 2 juin 1953 en direct mondial, ce qui constituait une première à la télévision. C’était le début d’une mise en scène sur le petit écran qui s’est poursuivie jusqu’à ses funérailles, ce lundi 19 septembre 2022, scrutées par le monde entier.

Un résumé d’images colorisées du couronnement de 1953, réalisé sur YouTube et qui expérimente pour l’occasion la technologie 3D, montre tous les ingrédients d’un rituel sophistiqué.

Passons rapidement sur l’arrivée du carrosse royal (un itinéraire de 8 km, des microphones disséminés le long du chemin, 750 commentateurs diffusant des descriptions en 39 langues, 29 000 militaires dans le défilé, 16 000 autres pour ouvrir la route).

Lorsque la reine arrive au grand portail de l’abbaye où l’attend un archevêque drapé dans sa chape et couronné de sa mitre, des chœurs entonnent des chants grandioses. La robe de la souveraine, doublée d’hermine canadienne, dotée d’une traîne de 5 mètres de long, est en soie blanche brodée d’emblèmes floraux. La reine se recueille, avant de s’installer sur une chaise d’apparat tandis que les évêques en procession apportent la Bible, la patène et le calice. S’orientant successivement sur les quatre axes cardinaux, des hauts dignitaires demandent au public de présenter leurs hommages à la reine, qui fait une révérence en retour.

Puis, dans un long serment, Élisabeth II jure de gouverner chacun des pays dont elle a la charge selon leurs lois et leurs coutumes respectives. Se dirigeant vers l’autel, elle déclare : « Les choses que j’avais déjà promises, je les ferai, et maintiendrai. Que Dieu m’aide pour cela », avant d’embrasser la Bible. Un représentant de l’Église d’Écosse se saisit de la Bible et la présente à la reine :

« Notre glorieuse reine : pour que votre Majesté garde toujours à l’esprit la loi et l’Évangile de Dieu en tant que règle de toute la vie et de gouvernement des princes chrétiens, nous vous présentons ce livre, la chose la plus précieuse que ce monde offre. Voici la Sagesse. Ceci est la Loi royale. Ce sont les Oracles vivants de Dieu. »

Tout ce rituel a été fort bien théorisé par le philosophe Ernst Kantorowicz, sur ce qu’il a nommé en mode non inclusif « les deux corps du roi ». Si le premier corps est humain, fait de doutes, de souffrances et de passion, la cérémonie, dans une mise en scène recherchée, célèbre l’autre corps, celui de la future cheffe du Commonwealth. La nouvelle souveraine reçoit des attributs de divinité par la grâce du pouvoir qu’elle va exercer et transmettre. La chorégraphie est orchestrée pour donner à voir qu’elle porte en elle la forme perpétuelle de l’humanité, qu’elle est la garante intemporelle du consentement des individus à l’autorité.

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L’esthétique colorisée d’un pouvoir muet

Le très long règne qui s’ensuit permet de voir comment ce corps divin cohabite avec le premier corps de la reine, fait de chair et de sang. Entre 1953 et 2022, sa personnalité et sa vie quotidienne ont été sans cesse commentées et ses apparitions sur la scène publique abondamment reprises dans les médias. Toutefois, ce spectacle colorisé relève du cinéma muet : seules son apparence et sa gestuelle donnent un indice sur sa façon de gouverner. Au fil des apparitions, une esthétique du pouvoir se précise, qui dessine simultanément les figures du vide, de la piété, de la conformité et de l’éthique.

Le vide est langagier. L’analyse lexicale de la parole royale n’offre aucun intérêt dans la mesure où ses discours publics sont très rares, et sans contenu sur le fond. On ne trouve aucune trace de ce qu’elle pense ou ce qu’elle souhaite afficher sur ce qu’elle pense. Le mystère de cette invisibilité n’est pas que public. Son entourage proche est tenu à distance de toute confidence.

La piété est liturgique. La reine lit régulièrement la Bible. Elle va tous les dimanches à la messe. Elle affiche en toutes occasions son titre de défenseuse de la foi et de « gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre ». Elle choisit avec attention les évêques. Elle ouvre systématiquement les synodes. Elle rencontre régulièrement les papes (elle en connaîtra cinq). La seule entorse connue à son mutisme public concerne précisément un événement religieux, les fêtes de Noël, où ses longs discours à l’attention des britanniques sont rédigés de sa main. Notons enfin qu’au début de son règne, elle s’est opposée fermement à sa sœur Margaret, malgré ses supplications, lorsque cette dernière souhaitait se marier à un homme divorcé (bien que ce dernier ait été un pilote de chasse héroïque de la Royal Air Force durant la Seconde Guerre mondiale…).

Conservatisme et démesure

La neutralité est politique. Pendant soixante-dix ans, la reine a rencontré chaque semaine le Premier ministre du Gouvernement. Ce dialogue sans paroles avec quinze Premiers ministres successifs illustre comment celle qui avait dit « oui » à l’appel de Churchill du 4 juin 1940, enjoignant les Britanniques à ne jamais se rendre face au régime nazi, a accepté la fin de tout avis personnel sur les affaires publiques : Elizabeth Alexandra Mary Mountbatten s’est effacée devant Sa Majesté Élisabeth.

Nous ne saurons rien sur la façon dont elle a pu utiliser ces rencontres hebdomadaires pour faire part de son éventuelle inquiétude quant aux initiatives belliqueuses de son pays. Cette dépolitisation totale est propre à la maison Windsor. Et même si les deux Élisabeth sont en conflit intérieur, c’est la Couronne qui gagne le duel officiellement, avec un message invariablement empreint de conformité constitutionnelle. La Reine n’intervient sur la politique de l’Angleterre que pour signifier son attachement au service public et à l’autorité du système en place.

L’éthique, enfin, pourrait être qualifiée de morale. La Reine s’est toujours astreinte, dans les pas de son père, à afficher son incarnation des valeurs familiales. Elle y défend une éthique conservatrice et traditionnaliste. Mais le message de cette morale est sans cesse parasité par les ruptures et les drames liés au parcours de vie de ses enfants. Les magazines people semblent jouer ici un rôle déterminant, amplifiant démesurément les frasques et les conflits de la famille royale. Le décès accidentel de Lady Diana en 1997 illustre à cet égard une situation paradoxale : on y découvre une reine impuissante et meurtrie face à une tragédie qui provoque un déferlement médiatique planétaire sans précédent.

Un pouvoir mis en scène par la télévision

Une constante englobe les quatre expressions de ce pouvoir muet : sa mise en scène apparaît, à tous points de vue, télévisuelle. La série emblématique diffusée à partir de 2016, The Crown, donne d’ailleurs des clefs de compréhension de cette esthétique du petit écran. L’image publique surannée de la royauté prend une autre dimension lorsque la caméra saisit la vie ordinaire de la reine. C’est certes le regard des scénaristes qui met en récit son quotidien, mais la série révèle aussi comment l’imagerie télévisuelle reflète les attitudes corporelles de la Reine. On la sait soumise et conservatrice, mais on croit aussi à la profondeur de sa vision, son caractère, sa résilience, ses convictions. Au cœur d’une vie de démesure médiatique et de silence public, la souveraine résiste et s’adapte. La philosophe Sandra Laugier a bien montré comment le petit écran faisait lui-même partie du décor royal dans la série. La reine regarde la télévision, comme ses citoyens, dans un retournement de perspective qui la rend fragile et très proche du peuple. D’épisode en épisode, The Crown dépeint une cheffe du Commonwealth qui est aussi souveraine des citoyens ordinaires.

De l’autre côté du miroir

Que nous disent le couronnement divin et soixante-dix ans d’esthétique colorisée sur le goût du pouvoir au tournant du XXe siècle ? D’une certaine façon, Élisabeth II fait figure d’héroïne clastrienne du pouvoir sans pouvoir. Pour mémoire, Pierre Clastres a observé dans sa Chronique des Indiens Guakakis comment le chef représentait la tribu uniquement par des discours rassurants et une gestuelle emphatique.

La Reine a incarné une communauté de millions d’individus par son comportement et sa gestuelle, mais jamais elle n’eut accès ni recours au pouvoir coercitif. La vague planétaire d’émotions exprimées actuellement à sa disparition souligne cette forme ambiguë de leadership que l’anthropologue avait fort bien théorisé dans la société contre l’État. Alors que, de Churchill à Gandhi en passant par Martin Luther King et Nelson Mandela, l’engouement pour les funérailles d’hommes d’État reposait sur le mythe du sauveur, la souveraine planétaire, à l’inverse, offre une symbolique d’une domination politique qui opère sans maîtrise ni possession du pouvoir.

À cet égard, le succès de l’imagerie télévisuelle d’Élisabeth II est peut-être un signe avant-coureur de nouvelles formes d’incarnation politique que l’outil Internet amplifie de façon démesurée. On pense, sur un registre voisin, à la médiatisation mondialisée des implorations du président de l’Ukraine sur son compte Facebook. La fusion des deux corps du leader, chef militaire impuissant, mais citoyen indigné, provoque un cocktail symbolique inédit.

Pour décrypter ce phénomène, des chercheurs issus de différents champs de savoir des sciences sociales explorent le paradigme d’un « affective turn ». En science politique, ce « tournant émotionnel » nous éloigne des Lumières et du triomphe de la raison politique. Il oblige les politistes à prendre au sérieux une appréhension plus sensible de la démocratie où c’est le ressenti immédiat des individus, sans médiation ni médiateurs, qui prime et imprime les représentations. Cette « citoyenneté du nombril » à base d’épreuves émotionnelles a en effet des incidences sur la façon de faire de la politique : elle encourage les élus à jouer avec les peurs, les colères et les désirs des individus.

L’évolution donne le vertige. La politique participe alors d’une vaste fiction au sens du second roman de Lewis Carrol. En passant de l’autre côté du miroir, le pion devenu souverain peut ignorer le réel car l’échiquier s’apparente dorénavant à un univers de non-sens construit essentiellement sur les affects et les imaginaires véhiculés dans les réseaux sociaux.

Alain Faure, Directeur de recherche CNRS en science politique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Crédit image : Shutterstock / Usama-Abdullah Designer

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